Jouer au laboratoire. Le jeu vidéo à l'université (1962-1979) (2024)

1Cet article a pour objet la première période de l’histoire des jeux vidéo, celle du jeu à l’université ou plus généralement dans les institutions d’enseignement. Les jeux vidéo ont en effet vu le jour dans les laboratoires universitaires américains. Ils sont les contemporains de l’éclosion de la Computer Science comme discipline.

2Définir cette période comme celle du «jeu au laboratoire» n’est pas une opération neutre. Cette expression interroge la forme de liaison qui peut exister entre les jeux et leur lieu de production ou d’exercice. Le laboratoire désigne en l’occurrence non seulement une certaine unité de lieu, mais aussi un ensemble de techniques, de pratiques sociales, qui sont associées à des formes ludiques relativement hom*ogènes. Il s’agit ainsi d’interroger à travers cette expression des «jeux du laboratoire» la fabrication d’un des grands régimes d’expérience des jeux vidéo dans sa relation à son contexte d’origine. En quel sens les jeux sont-ils du laboratoire? Qu’est-ce qui, de ce contexte de production et de consommation bien particulier, informe l’expérience de jeu elle-même?

3Cette période du jeu à l’université s’ouvre à l’hiver 1961-1962 avec Spacewar, le programme que l’on considère généralement comme le premier jeu vidéo. Elle se clôt avec l’émergence des machines de bureau dans la seconde moitié des années 1970. Les premiers ordinateurs personnels héritent de manière directe du catalogue ludique du jeu à l’université. Ils le transposent en un autre lieu, l’espace du bureau au sein de l’univers domestique et ils lui imposent de nouvelles normes.

4Le premier enjeu de cette étude est d’ordre historique. Cette période du jeu à l’université constitue l’un des principaux points aveugles dans l’historiographie actuelle consacrée aux jeux vidéo. Cette méconnaissance ne tient pas seulement à un plus grand éloignement dans le temps, qui rend les sources plus difficiles à rassembler et à appréhender, mais aussi au fait que les jeux vidéo ne sont pas encore, à cette époque, constitués comme marchandises. Or la plupart des histoires des jeux vidéo ont été écrites comme des histoires de l’industrie, centrées sur les consoles et l’action des grands acteurs. De ce point de vue, le jeu vidéo à l’université des années1960 et1970 ne peut occuper qu’une place marginale.

5Le livre pionnier de Steven Kent, The Ultimate History of Video Games, est représentatif des biais de l’historiographie. Quatre pages seulement sur plus de six cents sont consacrées au jeu à l’université, et encore s’agit-il uniquement de Spacewar (Kent, 2001, pp.16-20). L’ouvrage récent de Tristan Donovan, Replay: The History of Video Games, a résorbé de nombreuses zones d’ombre, en mettant l’accent sur la pluralité des cultures ludiques, mais le jeu à l’université échappe encore largement à l’examen (Donovan, 2012, pp.49-56).

6L’histoire des jeux vidéo a donc trop souvent été écrite comme si nous étions passés brutalement de Spacewar à Pong et aux jeux d’arcade, en occultant tout un pan de l’histoire des jeux dans les années1960 et1970. Mais l’examen de cette culture ludique originale du jeu dans les institutions d’enseignement ne répond pas seulement à un souci d’érudition ou d’exhaustivité historique. Le deuxième enjeu de cet article concerne la connaissance des jeux vidéo comme médium. Il n’est plus seulement d’ordre historique, mais aussi «ludologique» [1].

7Les jeux du laboratoire sont en effet traversés par un paradoxe. Ils représentent, en un sens, des objets d’un passé révolu. Ils sont radicalement périmés sur le plan technique, rudimentaires, souvent dénués de toute représentation graphique et pratiquement injouables selon les normes contemporaines. Pour autant, cette réelle obsolescence ne signifie pas que ces jeux aient été abandonnés comme une voie sans issue dans l’histoire du médium. Ils ont bien plutôt été intégrés aux développements ultérieurs, de sorte que nombre de choix de conception opérés à cette époque fonctionnent encore dans les jeux les plus contemporains. Le jeu vidéo comme médium a ainsi hérité de manière massive de codes et de normes ludiques qui appartiennent à cette première période du jeu universitaire. Ceux-ci informent encore la production vidéoludique, alors même que les contraintes techniques drastiques qui présidaient à leur instauration ont depuis longtemps disparu.

8Le cas de Spacewar est de ce point de vue emblématique, puisque s’y invente ce qui est devenu la structure formelle de base des jeux vidéo: un univers simulé dans lequel le joueur intervient au moyen d’un avatar (les vaisseaux). Le monde se partage en éléments actifs (l’étoile centrale) et en éléments non actionnables avec une simple fonction de décor (le planétarium). S’invente ainsi avec Spacewar une structure spatiale originale, dont il est aisé de constater qu’elle imprègne encore aujourd’hui l’immense majorité des jeux, et qui se ramène littéralement à une forme de «space war», de guerre pour l’espace par avatars interposés [2].

9Ces décisions de design qui ont influencé l’ensemble du domaine doivent être rapportées au contexte particulier du déploiement de l’informatique dans les institutions d’enseignement des années1960 et1970. Le dernier enjeu de cette étude porte ainsi sur la relation entre les formes vidéoludiques et leurs contextes d’origine. Il ne s’agit plus seulement d’examiner ce que les jeux vidéo comme games, comme structures ludiques, doivent à leurs lointains ancêtres universitaires, mais de s’interroger sur le jeu comme play, comme une activité vécue, une pratique et une forme d’expérience [3].

10La période du jeu universitaire comporte pour une étude de ce genre l’avantage de présenter une grande hom*ogénéité des formes ludiques. À la différence des situations ultérieures, les formes ludiques ne se sont pas encore complexifiées, en intégrant, par hybridation et déplacements, des apports venus de milieux hétérogènes. Cette hom*ogénéité facilite l’analyse des relations entre les jeux et leur contexte, à la recherche de ce que les formes ludiques doivent à leur milieu. L’hypothèse qui structure cette recherche est que les jeux vidéo à l’université fonctionnent comme un opérateur d’intensification du rapport à la machine informatique qui est issu des nouvelles pratiques de programmation à la console généralisées à partir du début des années 1960.

11Cette étude comporte trois temps. Nous commençons d’abord par établir ce que l’on peut considérer comme un «catalogue des jeux universitaires», en examinant les sources disponibles et les limites de la documentation existante. L’établissem*nt du catalogue permet par la suite le repérage et l’analyse des principales formes ludiques attestées sur la période. Dans un dernier temps, nous dégageons les traits communs qui caractérisent le régime d’expérience propre aux jeux à l’université.

12L’établissem*nt de catalogues exhaustifs de jeux vidéo constitue de manière générale un exercice difficile. Il est rare que les chercheurs puissent accéder aux archives des éditeurs ou des consoliers, si tant est que celles-ci existent (Esposito, 2011, pp.79-83). Par conséquent, les études s’appuient le plus souvent sur des compilations «de seconde main», établies en général par les joueurs eux-mêmes dans le cadre des pratiques de retrogaming[4]. Dans le cas des jeux universitaires, la difficulté est redoublée: non seulement, il n’existe pas de base de données secondaire, mais les jeux sont, de plus, dispersés à travers plusieurs plates-formes ou ensembles techniques.

13Si nous laissons de côté le cas de Spacewar, qui est véritablement exceptionnel avec des sources primaires et secondaires abondantes et de bonne qualité, l’histoire du jeu à l’université peut néanmoins s’appuyer sur trois grands types de sources [5].

14La première est constituée par l’ensemble des catalogues de programmes compilés par la revue des utilisateurs de machines DEC, Decuscope. Le principe de ces listes correspond au mode de distribution des logiciels: le code source est disponible gratuitement pour les membres de l’association qui en font la demande; seuls les frais de port ou de reproduction des bandes magnétiques, s’il y a lieu, sont à la charge de l’utilisateur. Une courte notice précise le nom des auteurs, l’institution d’origine et décrit la performance du programme. Les listes de 1966, 1968, 1969, 1972 et 1978 ont ainsi été consultées [6].

15Ces listes de Decuscope constituent une source irremplaçable pour la connaissance du jeu à l’université, du fait de l’importance même de la société DEC pour l’informatique américaine. La société DEC a été fondée en 1957 comme une spin-off du Lincoln Lab et du projet SAGE au MIT [7]. Elle a débuté son activité en commercialisant des périphériques pour l’ordinateur TX-0, l’un des premiers ordinateurs à transistors, issu du système SAGE, avant de produire sa propre machine à partir de 1961, le PDP-1 [8].

16Le PDP-1 fait partie intégrante de l’histoire des jeux vidéo. Il s’agit d’une petite machine, relativement compacte, conçue pour être facile d’utilisation plutôt que puissante. Elle est dotée d’un écran à tube cathodique, une caractéristique tout à fait originale pour les machines de l’époque et héritée des dispositifs de visualisation du SAGE. Surtout, elle possède la caractéristique décisive d’être l’une des premières machines à permettre de la programmation à la console, une forme d’interaction directe avec l’ordinateur. Programmer, avant la programmation à la console, est une activité qui se fait à distance de l’ordinateur: sur l’IBM 704 du MIT, par exemple, le programme est d’abord remis à une équipe technique qui s’occupe de fabriquer des cartes perforées, lesquelles sont ensuite entrées par une autre équipe dans l’ordinateur. Le programmeur ne reçoit son résultat que plusieurs jours après avoir donné son code.

17C’est donc autour de ce PDP-1 que se cristallise la culture hacker au MIT, organisée autour de longues sessions nocturnes de programmation, tant que la machine est laissée libre par les utilisateurs légitimes. C’est sur ce PDP-1, pour lui, comme un programme de démonstration destiné à en mettre en valeur les qualités techniques et l’écran à tube, qu’est d’abord imaginé puis réalisé Spacewar.

18Par la suite, les machines de DEC accompagnent de manière systématique le développement de la Computer Science, et en particulier les créations de laboratoires d’Intelligence Artificielle. L’examen de la carte logique de l’Arpanet en 1977 confirme ainsi l’importance de la société, puisque plus de 60% des machines connectées au réseau proviennent de l’entreprise (Heart et al., 1978). Les listes de Decuscope constituent donc une source indispensable pour suivre la culture du jeu à l’université.

19Le deuxième type de sources disponible relève à nouveau de la compilation. Il s’agit des listes de programmes rassemblées par les premières revues commerciales à destination des hobbyistes et des possesseurs de micro-ordinateurs. Cette étude s’appuie sur deux de ces listes, sans doute les plus complètes: celle de la People’s Computer Company (PCC), un groupe de hackers de la côte ouest qui a édité au début des années 1970 un bulletin périodique, et celle de la revue Creative Computing, Basic Computer Games, rassemblée par David H. Ahl.

20Ces listes comportent plus d’information que celles de Decuscope dans la mesure où elles contiennent non seulement une présentation des programmes, assortie éventuellement d’un petit historique, mais aussi le code source. Celui-ci est donné en BASIC, un langage qui a l’intérêt d’être utilisé à la fois sur les machines de bureau et sur les machines académiques. Le langage BASIC a donc joué un rôle décisif d’interface entre l’informatique du laboratoire et l’informatique de la maison puisqu’il permet d’adapter à peu de frais la logithèque universitaire, à commencer par les jeux, pour les premiers ordinateurs en kit ou les premières machines de bureau.

21Cette diffusion du BASIC explique la continuité très nette qui existe entre les jeux sur les machines de bureau et ceux de la tradition universitaire. De fait, les sources se recoupent ici très largement. Non seulement, la liste de Creative Computing reprend des programmes attribués au PCC, mais elle est elle-même fondée sur un travail de compilation à partir des programmes disponibles pour la communauté des utilisateurs de DEC [9]. Ahl a en effet commencé sa carrière chez DEC comme responsable du projet EDU, destiné au partage des connaissances pour les institutions d’enseignement. Dans ce cadre, il a mis en place un bulletin de liaison qui lui a permis de collecter les programmes, lesquels ont nourri par la suite les livraisons de Creative Computing à destination des premiers possesseurs de micro-ordinateurs (Anderson, 1984, p.66).

22Les listes de programmes de DECUS, de Creative Computing ou de la People’s Computer Company comportent cependant un point aveugle, puisqu’elles laissent totalement de côté le réseau PLATO, qui a cependant été un vecteur considérable d’innovation ludique à partir de sa version IV en 1972. PLATO est un réseau conçu à l’origine à l’Université de l’Illinois avec le soutien de la National Science Foundation (NSF), puis commercialisé par la société Control Data Corporation à partir de 1976, à destination des institutions d’enseignement. Il s’organise autour de quelques serveurs centraux puissants et d’une myriade de terminaux à bon marché pour les utilisateurs. Cette architecture fondée sur le réseau plutôt que sur l’accès local aux machines explique que PLATO se retrouve à la pointe pour les innovations ludiques en matière de jeu en ligne. En particulier, c’est sur PLATO que l’on voit apparaître les premiers jeux de rôle multi-joueurs, accompagnés d’une représentation graphique en 3D, filaire et case à case, comme celle qui sera plus tard adoptée par les jeux de rôle sur les machines de bureau.

23L’accès à PLATO est encore possible aujourd’hui puisque le service est maintenu par une communauté de bénévoles [10]. Il est donc possible non seulement de consulter la liste des programmes, ou «lessons» selon la terminologie de PLATO, mais aussi de lancer les jeux dans leur version d’origine. Les notices accessibles sur le serveur précisent parfois les noms des auteurs, les dates de mise en ligne, et à l’occasion, pour les jeux les plus importants, fournissent des historiques détaillés [11].

24Le recoupement de ces trois types de sources permet d’établir un catalogue qui comporte environ deux cents entrées [12].

25Un tel catalogue ne peut prétendre à l’exhaustivité. D’autres sources peuvent ainsi indiquer des programmes qui n’apparaissent pas dans la base. On sait par exemple que Nolan Bushnell, le fondateur d’Atari s’est essayé à la programmation durant ses années étudiantes en codant Fox and Geese, un jeu de course-poursuite tactique au tour par tour dans lequel un renard doit capturer des oies sans se faire encercler par elles (Kent, 2001, p.30). Ce programme que l’on connaît grâce à la notoriété de Bushnell n’apparaît cependant pas sur les listes de DECUS.

26Il est fort probable que nombre de jeux n’ont tout simplement pas été publiés sur les listes, soit qu’ils aient été échangés par d’autres voies, soit qu’ils aient été perdus ou effacés par les responsables informatiques. Les anecdotes à propos de programmes supprimés par les administrateurs système sont monnaie courante. Le premier jeu de donjon sur PLATO s’intitulait ainsi «m199h», un nom particulièrement peu explicite de façon à ne pas éveiller l’attention des responsables.

27Il est donc certain qu’une partie des programmes, dans une proportion qu’il est cependant impossible d’estimer, manque à l’appel. Toute la question est de savoir dans quelle mesure ce défaut d’exhaustivité grève la valeur du catalogue, ce qui pourrait nous amener à faire l’impasse non sur tel ou tel jeu à titre individuel, mais sur une famille ludique dans son ensemble. À notre connaissance, la base ainsi constituée comporte un oubli majeur: celui de Maze War, l’un des premiers jeux à introduire une vue en 3D subjective et dont le développement aurait débuté vers 1973 [13]. Maze War a d’abord été programmé sur un PDS-1 de IMLAC, à la NASA; ce qui explique qu’il échappe à nos listes.

28Cependant, le cas de Maze War n’est pas totalement isolé puisque l’on voit apparaître à la même époque des programmes similaires sur PLATO, notamment Spasim ou Moria qui intègrent jeu en réseau et vue en trois dimensions [14]. On peut donc espérer qu’à défaut d’une exhaustivité complète pour les programmes pris un à un, le tableau des genres que présente le catalogue soit cependant complet [15]. De plus, les programmes particulièrement populaires se voient aussitôt adaptés sur plusieurs plateformes, ce qui en assure la conservation. C’est le cas, par exemple, d’un jeu comme Star Trek que l’on retrouve sur l’ensemble de nos listes.

29Le second problème majeur que pose l’établissem*nt d’un catalogue de ce type tient à la nature extrêmement incomplète de la documentation en matière de datation. En effet, dans la majorité des cas, les sources ne nous livrent pas la date à laquelle a été conçu le programme, mais uniquement la date à partir de laquelle l’existence du programme est attestée. Ainsi, un programme mentionné dans la liste de Creative Computing, publiée en 1978, peut parfaitement être en circulation depuis de nombreuses années.

30La constitution d’une véritable chronologie des formes ludiques à l’université n’est cependant pas un projet totalement vain. En effet, en dépit du caractère incomplet des informations concernant la grande masse des jeux, il convient cependant de noter que les jeux considérés comme importants par les acteurs de l’époque bénéficient souvent d’un historique détaillé. Ces jeux peuvent apparaître importants du fait de leur popularité ou précisément parce qu’ils introduisent des variations significatives dans un champ ludique dominé par une logique de clonage et de copie. Ainsi, il est possible de dater l’apparition du genre des simulateurs vers 1968-1969 avec la triple attestation de Sumer Game et Lunar Lander sur les listes de Decuscope, Civil War sur celle de Creative Computing.

31Posséder la date de la première création d’un programme n’est cependant pas toujours une information aussi significative que ce que l’on pourrait croire. Si la date de publication d’un jeu constitue une information sans ambiguïté dans le cadre d’une logique marchande où le programme est destiné à être vendu comme une boîte noire pour un utilisateur qui n’a pas accès au code, il en va tout autrement dès lors qu’est distribué le code source et que le programme connaît un développement incrémentiel au fur et à mesure du temps. De fait, la date de la première version peut correspondre à un état extrêmement incomplet du programme. Les caractéristiques que l’on peut considérer comme innovantes peuvent apparaître bien après la première version. De la même manière, le premier auteur du programme n’est pas toujours le responsable de l’ensemble de ses caractéristiques. Ainsi, le succès d’un jeu comme Adventure est dû tout autant au travail de l’auteur originel, Will Crowther, qu’à la version ultérieure de Don Woods (Jerz, 2007).

32La date de publication d’un programme fermé ne possède donc pas le même sens que la première diffusion d’un programme sous forme de code source. En la matière, la durée de vie du programme, le moment pendant lequel il est porté, recodé, amélioré, constituerait une information au moins aussi intéressante. Malheureusem*nt celle-ci nous échappe très largement en dehors de quelques cas exceptionnels comme Spacewar, Avatar ou Adventure pour lesquels nous disposons d’un aperçu historique des différentes versions.

33L’insertion d’une catégorie «genre» dans le catalogue constitue la première grande opération interprétative. Certes, les jeux de l’époque n’échappaient pas un classem*nt par genres, mais les catégories adoptées ici se distinguent fortement de celles employées dans les sources. Les listes du PCC, de Creative Computing ou de PLATO introduisent chacune leur système de classem*nt, fondé sur l’accumulation de catégories hétérogènes. À titre d’exemple, le PCC distingue «jeux de devinette numérique», «jeux de mots», «nim-like», «cache-cache sur une grille en 2-D», «jeux de plateaux», «jeux de grottes», «simulation de sciences sociales et économiques», «jeux de science-fiction» et «jeux divers». La liste de Creative Computing est fondée sur onze catégories, celle de PLATO sur vingt-huit. Aucune de ces catégories ne se recoupe, à l’exception des labels «combats» et «jeux de plateaux» [16].

34L’inconvénient majeur de telles classifications est qu’elles conduisent à distribuer dans des catégories diverses des jeux dont on peut penser qu’ils relèvent de la même logique ludique. Ainsi un simulateur d’artillerie dans lequel le joueur doit fixer les paramètres de tir du canon et observer le résultat sera classé dans la catégorie «combat» et distingué d’un simulateur de sport, d’un jeu spatial comme Lunar Lander ou encore d’un simulateur de gestion (lequel passera sous la catégorie «jeu éducatif»). Pourtant, les actions demandées au joueur demeurent identiques: à chaque tour, le joueur fixe les valeurs d’un certain nombre de paramètres, observe le résultat et adapte ces valeurs pour le tour suivant. La variation dans les thèmes de surface occulte ainsi l’identité en profondeur des systèmes de jeu [17].

35Nous avons donc choisi de privilégier un principe de classem*nt en fonction des actes ludiques effectués par le joueur: deviner un tirage aléatoire, déplacer un objet sur une structure spatiale, fixer des paramètres dans un système simulé… Un tel groupement fondé sur les actes ludiques a pour objectif de limiter au maximum le nombre des catégories et de faire apparaître les affinités qui existent au sein de grandes familles de jeux. Nous avons ainsi retenu sept catégories: «arcade», «aventure en mode texte», «déplacement», «hasard et pari», «puzzle et logique», «simulation», «spacewar».

36Le premier constat est que ces catégories sont très inégalement réparties au sein du catalogue. Les remake de jeux d’arcades sont rares, avec seulement un jeu de course et un clone de Pong. À l’inverse, la production est dominée par les jeux que nous classons dans les deux catégories «hasard et pari», «puzzle et logique», qui fournissent à elles seules quasiment 60% du catalogue. Ces jeux ont en commun d’être le plus souvent des transpositions de jeux existants, comme les jeux du pendu, de blackjack, les versions simplifiées des jeux de dames ou encore les innombrables jeux du morpion. L’ordinateur retrouve dans ces jeux sa fonctionnalité première, qui consiste à décharger les opérateurs humains de tâches fastidieuses de nature calculatoire. Il assure le respect des règles, il prend en charge la production des tirages aléatoires…

37Au-delà des rares adaptations d’arcade et de la masse des jeux de hasard ou de logique, les quatre dernières catégories – «aventure en mode texte», «déplacement», «simulation» et «spacewar» – exigent une attention particulière. Celles-ci correspondent en effet à des formes ludiques originales, qui n’ont pas d’équivalent direct au sein des jeux traditionnels et qui apparaissent spécifiques à l’espace des jeux universitaires. Il s’agit de programmes qui sont souvent plus complexes, sur le plan technique, que le reste de la production, qui exigent un investissem*nt ludique conséquent et dont on peut retrouver les principes à l’œuvre jusque dans les jeux les plus contemporains [18]. Ils représentent par excellence cette classe de jeux dont on peut dire qu’ils sont «du laboratoire».

38Le cas de Spacewar est déjà extrêmement bien connu, de sorte qu’il est possible de se contenter d’un bref rappel des éléments clés [19]. Spacewar est un jeu de combat spatial en temps réel, qui permet à deux joueurs, dans la version d’origine, de s’affronter pour le contrôle de l’espace dans un petit univers simulé, réduit à la zone affichée par l’écran à tube du PDP-1. Cette dimension de simulation est une des caractéristiques les plus remarquables du jeu. L’étoile centrale exerce ainsi sa force d’attraction sur les deux vaisseaux, en suivant une version légèrement modifiée de la loi de Newton, de façon à rendre le jeu plus rapide. Il s’agit de jouer avec l’étoile pour gagner en mobilité et surclasser l’adversaire.

39Spacewar est l’œuvre collective d’un petit groupe d’étudiants qui appartiennent à la première génération des hackers du MIT. Le programme est rédigé selon le processus habituel de la communauté: le code source est en accès libre dans un placard à côté de la machine, libre à chacun de l’améliorer, d’y ajouter des fonctionnalités ou de l’optimiser. Une version complète est montrée lors des journées portes ouvertes du MIT en avril1962.

40L’importance historique de Spacewar ne tient pas seulement à sa sophistication technologique ou à sa jouabilité remarquable, mais au fait que le programme soit complètement inséré dans la communauté et le mode de vie hacker. Deux facteurs expliquent sa diffusion exceptionnelle et l’influence qu’il a pu avoir sur l’histoire des jeux vidéo. Le jeu a d’abord été utilisé par les techniciens de DEC comme un programme de test pour les nouvelles machines. Spacewar est donc livré à chaque nouvelle installation d’une machine PDP-1. De plus, Spacewar suit le développement des laboratoires d’intelligence artificielle et la dissémination des communautés hackers. Steve Russell, qui est à l’origine du programme, quitte, par exemple, le MIT dès la rentrée 1962 pour suivre John McCarthy qui part fonder le laboratoire d’IA de Stanford. La dissémination de la culture hacker, l’autonomisation de la computer science soutenue par l’action énergique de J.C.R.Licklider à l’ARPA qui finance toutes les nouvelles créations de laboratoires d’intelligence artificielle, le tout accompagné de la diffusion des machines DEC contribue ainsi à former le milieu extrêmement favorable dans lequel se déploie Spacewar, constamment porté, modifié, amélioré tout au long des années1960 et1970.

41Spacewar est sans doute resté pendant longtemps un objet d’exception. Les autres programmes que l’on peut trouver sur la période des années 1960 présentent la caractéristique d’être très nettement en retrait sur le plus ludique et technique. Marvin Minsky a déclaré que Spacewar avait une quinzaine d’années d’avance sur le plan technique (Norberg, 1989, p.47). L’estimation paraît globalement justifiée, dans la mesure où il faut attendre Dogfight ou Empire sur PLATO pour retrouver une forme de jeu similaire. Le simple fait d’engendrer une manipulation graphique en temps réel constitue déjà un exploit, un hack considérable [20].

42Il faut donc attendre les années 1968-1969 pour voir apparaître le premier genre de jeux originaux après Spacewar. Se développe à partir de cette époque un ensemble de jeux que l’on peut appeler les «simulateurs à paramètres» et dont on retrouve un nombre important de variantes. Ces jeux réinvestissent l’une des dimensions de Spacewar, la simulation, mais perdent la représentation graphique du monde simulé qui se réduit à des paramètres symboliques. L’action s’opère de manière discrète plutôt que continue, au tour par tour.

43Les deux jeux les plus célèbres de ce premier groupe sont Hamurabi et Lunar Lander (ou Apollo) que l’on retrouve sous de nombreuses formes. Hamurabi est un jeu de gestion dans lequel le joueur joue le rôle du dirigeant d’une cité sumérienne. Le jeu fait son apparition sur les listes de DECUS en 1969 sous le titre The Sumer Game. La même année, Lunar Lander place le joueur aux commandes d’un module spatial dont les réserves de fuel sont limitées et qui doit éviter de s’écraser sur la lune.

44Ces deux jeux possèdent une notoriété particulière: Lunar Lander, outre son succès sur les machines universitaires et les machines de bureau, connaît la consécration d’une adaptation en borne d’arcade, en vectoriel, par Atari en 1979, Hamurabi est réencodé en BASIC par Ahl lui-même, qui y ajoute une évaluation ironique de la performance, que la célèbre série de jeux Civilization (Sid Meier, 1991-2010) cite encore aujourd’hui. Qu’il s’agisse du module spatial ou de la simulation politique, le principe du jeu demeure strictement identique: le joueur doit opérer au tour par tour des choix sur une série de paramètres, à la recherche de la combinaison optimale. L’univers de référence importe peu.

45Ces jeux ont souvent été produits par des institutions d’enseignement avec une finalité pédagogique. C’est le cas par exemple d’un jeu comme Civil War, simulateur des batailles de la guerre de Sécession, mentionné dans les listes de Ahl, daté de 1968 et attribué à la Lexington High School. La dimension pédagogique est mise en avant dans la mesure où le but du jeu consiste à reproduire le déroulement des batailles tel qu’il s’est réellement passé. Undessin humoristique du PCC résume la situation ambiguë de ces jeux de simulation: «ce sont des jeux», s’exclame le premier protagoniste, «c’est de l’apprentissage», dit le second [21]. La généralisation du BASIC a manifestement constitué un vecteur de développement important pour ce style de jeux. Ahl attribue ainsi à John Kemeny, l’un des deux inventeurs du langage, un jeu de football américain sur le modèle de ces simulateurs à paramètres (Ahl, 1978, p.64).

46Les jeux de déplacement font leur apparition au début des années 1970. Cette catégorie est moins unifiée que celle des simulateurs à paramètres. Elle rassemble des jeux qui reposent sur le principe du déplacement d’un avatar au sein d’un espace, la plupart du temps sur un mode discret, case à case plutôt que continu. Ces jeux s’ouvrent progressivement sur des mondes de plus en plus vastes et à la différence de Spacewar intègrent une véritable dimension d’exploration. Il ne s’agit plus seulement de s’affronter dans un univers réduit, mais d’aller à la découverte d’un monde.

47Le jeu emblématique de ce genre du déplacement est sans conteste le Star Trek de 1972. Le principe est le suivant: le joueur déplace en tour par tour le vaisseau Entreprise sur une grille de 10 par 10, laquelle ouvre sur d’autres sous-univers de même dimension. Le but consiste à traquer les vaisseaux klingons, ce qui suppose d’explorer méthodiquement les zones, de les «scanner», mais aussi de trouver des planètes ou des bases sur lesquelles ravitailler. Les combats se résolvent à la manière des simulateurs à paramètres avec des tables de probabilités en fonction des armes employées.

48La caractéristique la plus évidente d’un tel monde de jeu est qu’il est susceptible d’une extension indéfinie, pour autant que la machine possède de la mémoire. De fait, nous trouvons trace de versions qui intègrent des grilles de plus en plus vastes, à l’image de RINNY2 en 1978 avec une matrice sur trois niveaux de 1000 par 1000. D’autres versions intègrent la possibilité de commercer entre les planètes. En ce sens, Star Trek constitue le prototype des jeux que l’on appelle aujourd’hui «à monde ouvert» ou «sandbox» qui livrent au joueur un terrain de jeu et un répertoire d’actions sans prescrire nécessairement de but défini. Tout se passe comme si, pour la première fois, un univers vaste s’ouvrait à l’intérieur de l’ordinateur, le joueur étant libre de l’explorer à sa guise.

49Star Trek est le premier jeu de ce type à apparaître sur nos listes. Il est cependant probable qu’il ait été devancé par un autre groupe de jeux dont le représentant le plus connu est Hunt the Wumpus de Gregory Yob, publié dans le bulletin du PCC en novembre1973. Hunt the Wumpus est un jeu plus simple dans lequel le joueur doit chasser un monstre en se déplaçant case par case sur les arêtes d’un dodécaèdre. L’action se déroule sans représentation graphique, en mode texte. Hunt the Wumpus nous livre une indication intéressante sur la genèse de ce genre de jeu, puisqu’il apparaît dans les listes du PCC au sein d’un ensemble formé de mugwump, cave1 et cave2 qui dérive manifestement de jeux de type bataille navale: au lieu de chercher par essais et erreurs la position d’objets sur une grille, le joueur déplace désormais un objet au sein de la grille.

50Hunt the Wumpus et Star Trek illustrent les deux grandes options thématiques disponibles pour les jeux d’exploration: celle de l’espace intersidéral et celle de la caverne ou du donjon. En apparence nous avons à faire à deux types d’espaces diamétralement opposés. Le monde clos du donjon semble l’exact contraire de l’espace infini des étoiles. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’architecture informatique est la même. L’espace est une grille, qui sert de support à des univers génériques et indifférenciés. Les cases du donjon ne sont donc pas fondamentalement différentes des nœuds que forme le réseau des étoiles.

51Si les jeux d’exploration spatiale se stabilisent pour les années 1970 dans la forme Star Trek, les jeux de donjon ont connu de leur côté une évolution spectaculaire, en particulier sur le système PLATO. Ce dernier voit en effet l’apparition des premiers programmes directement inspirés de Dungeons and Dragons, le premier jeu de rôle (Gygax & Arnesson, TSR, 1974). Le premier jeu dont on conserve trace est le pedit5 de Reginald Rutherford. Le premier jeu autorisé par les administrateurs de PLATO est dnd en 1974 par Gary Wisenhut et Ray Wood, amélioré en 1975 par Dirk Pellet, lequel a joué à Wumpus et à Star Trek sur un PDP-10. Dnd utilise une vue en «deux dimensions» en surplomb de l’espace du donjon. Sur ce schéma, PLATO permet l’émergence de deux innovations extraordinaires, avec les premières représentations en trois dimensions puis le jeu en multi-joueurs. La représentation en trois dimensions fait d’abord son apparition sur des jeux de type simulateur de vol, avec Spasim ou Airfight. Elle est intégrée dans les jeux de donjons avec Moria en 1978, lequel propose en outre la possibilité d’explorer simultanément à plusieurs le donjon [22].

52Le jeu d’aventure en mode texte constitue le dernier représentant de cette tradition du jeu universitaire. Ce dernier genre est celui qui a reçu, avec Spacewar, le plus d’attention, ce qui peut s’expliquer non seulement par la dimension littéraire de ces jeux, mais aussi par le fait que le genre a rapidement fait l’objet d’une exploitation commerciale. Les jeux d’aventure s’ouvrent avec le Adventure de Will Crowther, adapté et remodelé par Don Woods en 1977, suivi de Zork dont les auteurs forment en 1979 Infocom, une compagnie qui devient l’un des spécialistes du genre. Le jeu d’aventure en mode texte connaîtra une évolution graphique jusqu’à la forme des jeux en «point & click» caractéristiques des catalogues des machines de bureau dans les années 1980.

53Il peut sembler étonnant de voir apparaître les jeux d’aventure en mode texte en même temps que les jeux de donjon en trois dimensions. Les jeux en mode texte peuvent apparaître en retrait techniquement par rapport aux jeux de PLATO notamment. Les jeux d’aventure sont en effet dépourvus de représentation graphique, les lieux sont décrits de manière littéraire et l’interaction s’opère à partir de commandes à saisir au clavier, en langage naturel, de manière à répondre à la situation présentée.

54En réalité, les jeux d’aventure en mode texte introduisent cependant un progrès décisif par rapport au genre initial du jeu de donjon. Ils autorisent en effet pour la première fois la recréation d’environnements détaillés, non génériques. Ils introduisent le principe des personnages non-joueurs avec lesquels un dialogue est possible. Ils permettent ainsi aux jeux de se développer comme des histoires, d’introduire de l’humour, etc. Cette qualité d’écriture transforme le rapport au monde de l’ordinateur qui n’est plus simplement le couloir indifférencié du donjon ou l’espace vide de Star Trek.

55Cette généalogie des formes ludiques dans les institutions d’enseignement permet de comprendre l’émergence du jeu de rôle comme genre majeur sur les premières machines de bureau, avec des séries comme Ultima ou Wizardry au tout début des années 1980. Le jeu de rôle se présente en effet comme la synthèse de l’ensemble des innovations du jeu académique. Il se construit évidemment sur la base du jeu de donjon, avec les mêmes modes de déplacement case à case, les mêmes éléments de représentation en 3D filaire ou en 2D «vue de dessus», mais il intègre aussi la dimension de la simulation avec la résolution numérique des combats et ses tables statistiques. Enfin, il ajoute une dimension narrative, avec des personnages non-joueurs parlant, qui proviennent en droite ligne des jeux d’aventure en mode texte. Le jeu de rôle représente donc en un sens l’accomplissem*nt de toute cette première tradition du jeu universitaire.

56Il existe ainsi une séquence ludique complète qui s’étend de Spacewar jusqu’à des jeux comme Ultima. Cette séquence présente plusieurs traits distinctifs qui nous renvoient non seulement au régime d’expérience spécifique qui se déploie dans ces jeux, mais aussi à la liaison entre cette forme d’expérience et son contexte d’origine.

57Nous ne disposons pour nous faire une idée des pratiques de jeux et des pratiques de programmation qui les accompagnent sur la période que de témoignages parcellaires. Ici encore, le cas de Spacewar est exceptionnel, puisque l’ouvrage de Steven Levy, Hackers, comporte une description détaillée du mode de vie de la première communauté hacker du MIT. Nous voyons cependant resurgir les traits dégagés par Levy dans la plupart des anecdotes de développement dont nous disposons: la programmation par les étudiants en longues sessions à la console, l’accès nocturne aux machines sous la bienveillance des administrateurs, le mode de production à la fois collaboratif par le partage du code et compétitif à la recherche de l’excellence technique et du hack

58Le récit détaillé de la naissance de Spasim par Jim Bowery nous offre ainsi un aperçu remarquable de ces manières de faire, qui confirme, dix ans après Spacewar, la vitalité du mode de développement hacker. Bowery commence à travailler sur Spasim en mars1974, alors qu’il aide le professeur Leif Brush à mettre en place le premier cours d’art informatique à l’Université de l’Iowa. L’apparition de la programmation à la console, sans intermédiaires, constitue une nouvelle fois l’élément déclencheur [23]. Brush introduit en effet PLATO, en vue de ses cours, comme une alternative à la programmation traditionnelle en FORTRAN sur l’IBM 360/65. Bobby Brown, le professeur responsable de l’accès à PLATO et spécialiste des questions d’éducation par l’informatique, «tolère la présence obsessionnelle, nuit et jour, [de Bowery] devant cette machine si demandée dans son labo».

59Bowery se forme donc à la programmation en bénéficiant de l’aide des autres utilisateurs connectés au réseau. John Daleske et Silas Warner, qui travaillent à l’époque sur Empire, un Star-Trek multi-joueurs, lui parlent de leur projet, qui lui inspire le design de Spasim. De plus, il se trouve que l’Université de l’Iowa possède depuis les travaux de Ron Resch une expertise en matière de graphismes en trois dimensions. Bowery se procure les programmes de Resch en FORTRAN qui datent du début des années 1960 et les utilise pour «hacker rapidement [ses] premiers programmes graphiques en 3D sur PLATO». Silas Warner se montre alors intéressé et demande à accéder au code, à partir duquel il réalise lui-même Air Race, un prototype de simulateur de vol [24]. Si Air Race dépasse en popularité Spasim, ce dernier engendre néanmoins un véritable «culte nocturne» autour du jeu.

60Il est donc extrêmement probable que le mode de développement hacker, qui est attesté ici non seulement par des pratiques communes mais aussi un langage commun, se trouve à la source d’une fraction importante des jeux universitaires, notamment les plus complexes. L’histoire de Bowery telle qu’il la raconte lui-même a l’intérêt de mettre l’accent sur la continuité entre les pratiques de programmation et le jeu. La relation directe et obsessionnelle à la machine qui apparaît avec la programmation à la console se poursuit, pour le programmeur ou pour les simples utilisateurs, en relation directe et obsessionnelle avec le jeu, en un «culte nocturne» au même lieu et aux mêmes heures.

61L’examen du catalogue laisse cependant entrevoir d’autres contextes de production et de consommation des jeux qui ne relèvent pas stricto sensu du milieu hacker à l’université. La documentation fait en effet apparaître à plusieurs reprises des High School comme sources des jeux. La Lexington High School en particulier joue un rôle décisif dans l’histoire des simulateurs à paramètres puisqu’elle est créditée aussi bien de la programmation de Civil War que d’Apollo. Dans les deux cas, ce sont des étudiants qui sont à l’origine des programmes, d’après les notes de Ahl. Un article de 1977 nous apprend que la Lexington High School a été un des lieux pionniers pour l’introduction des ordinateurs à l’école (Haney, 1977, p.10). Walter Koetke qui a dirigé le programme pour la Lexington High School apparaît ainsi comme l’auteur d’un ouvrage dédié à la question de l’ordinateur à l’école, publié par DEC en 1968. Les listes du PCC mentionnent de leur côté le projet Huntington, piloté par le Brooklyn Polytechnic Institute, qui rassemble un réseau de deux cents High School dans des programmes d’éducation aidée par l’ordinateur.

62Les pratiques de hacking ne constituent donc pas le seul terrain sur lequel s’est développé le jeu vidéo dans les institutions d’enseignement. Il faut prendre en compte l’existence de programmes pilotes comme le Huntington Project ou Computer in the classroom qui ont contribué à démocratiser l’accès aux ordinateurs. Mais il faut aussi constater à quel point ces mouvements s’interpénètrent: le Huntington Project s’attire les louanges du club de ers du PCC qui en diffuse les productions ludiques, la Lexington High School est équipée en machines DEC, ses programmes reproduits dans les listes de Ahl, lequel fait le lien avec le monde émergent de la micro-informatique. L’existence même du programme PLATO répond à la volonté de rénover les pratiques d’enseignement par le biais de l’informatique. Le milieu dans lequel se déploie le jeu au sein des institutions d’enseignement n’est donc pas intégralement uniforme, mais la circulation entre ses différentes composantes est néanmoins suffisamment importante pour que les principales formes ludiques passent sans difficulté d’un ensemble à un autre.

63À l’inverse, les jeux en arcade et les jeux à l’université demeurent des terrains étrangers [25]. Cette différence, alors même que les formes de jeu sont contemporaines dans les années 1970, nous interroge sur la spécificité des régimes d’expérience propres au jeu à l’université et en arcades. Les formes ludiques n’existent pas indépendamment du milieu technique, social, culturel et esthétique dans lequel elles prennent sens. La comparaison entre les formes ludiques permet de mettre en lumière les traits structurants des jeux à l’université et d’interroger les rapports qu’ils entretiennent avec leur contexte d’origine. Trois caractéristiques majeures se dégagent ainsi de la comparaison avec les jeux en arcade: le rapport au temps, au contrôle et au code.

64Le rapport au temps partage de façon évidente les jeux d’arcade et les jeux des institutions d’enseignement. L’exigence d’une exploitation économique des jeux vidéo dans les arcades se traduit en effet par la nécessité de limiter strictement les temps de jeu de manière à optimiser la rentabilité des machines. Il est toujours possible d’obtenir des sessions de jeu longues en arcade, mais celles-ci requièrent d’avoir développé auparavant une expertise, ce qui suppose qu’une certaine somme a déjà été dépensée. De plus, la longue durée de la partie ne consiste souvent qu’en la répétition pure et simple des mêmes scènes, à vitesse accélérée.

65À l’inverse, l’existence de jeux de très longue durée est une caractéristique marquante des programmes universitaires. Les temps de jeu exigés par un programme fondé sur l’exploration comme Star Trek sont manifestement incompatibles avec une exploitation en borne d’arcade. Un jeu comme Panzerkrieg, par exemple, sur PLATO est assorti d’une mise en garde, prévenant le joueur que la partie est susceptible de s’étaler sur plus de deux heures. Cette durée des jeux universitaires s’inscrit dans la culture matérielle du hack, puisque les machines ne sont accessibles pour de tels usages improductifs de longue durée, qu’il s’agisse de programmer ou de jouer à des jeux, qu’en dehors des périodes normales, la nuit ou le week-end.

66Cette question de la durée des parties exhibe ainsi le lien qui peut exister entre le jeu et sa pratique, entre les formes ludiques, leurs lieux et leurs temps d’exercice. Elle informe en profondeur les expériences de jeu. L’impératif économique qui consiste à limiter les parties se retrouve en effet intégré comme une contrainte interne dans les jeux d’arcade. Si les premiers jeux d’arcade exploitent parfois un simple timer, que le propriétaire de la borne peut régler à sa guise, l’immense majorité de ces jeux reposent en réalité sur un principe d’accélération. Le jeu accélère progressivement jusqu’à devenir injouable et à entraîner le «game over» final. Autrement dit, les jeux d’arcade sont des jeux face auxquels le joueur ne peut que perdre. Mais, au-delà de la seule contrainte économique, l’accélération qui s’impose au jeu fabrique une expérience originale qui tient du vertige et du débordement de soi. Le jeu va si vite que le joueur ne peut qu’être dépassé, mais il lui reste alors la possibilité d’un dernier geste réflexe, dans une forme d’autonomie du corps et de la main, alors que le cerveau est déjà débordé. Cette expérience du vertige mécanique qui est construite à l’intérieur de l’arcade nous renvoie au modèle de la fête foraine et du parc d’attraction où s’origine l’industrie du divertissem*nt mécanique. L’arcade peut ainsi se décrire comme le résultat d’un déplacement géographique: conduire, comme l’a parfaitement dit Nolan Bushnell lui-même, le jeu vidéo du laboratoire vers le centre commercial en passant par le parc d’attraction [26].

67Il est frappant de constater que ce dispositif de l’accélération est très largement absent des jeux universitaires. Lorsque l’accélération est présente au sein du système de jeu, elle remplit une fonction diamétralement inverse à celle qu’elle possède en arcade. L’accélération n’est plus l’opérateur d’une perte inéluctable de la maîtrise, mais un phénomène qui doit et qui peut être maîtrisé pour gagner. Les cas de Spacewar ou Apollo sont emblématiques. L’accélération qu’impose l’étoile centrale dans Spacewar n’est pas un phénomène irréversible qui conduirait le joueur à sa perte, mais l’instrument indispensable de son triomphe et de la conquête de l’espace. De la même manière, dans Apollo l’accélération qui caractérise le module spatial en chute libre est précisément destinée à être maîtrisée et annulée pour un atterrissage en douceur.

68Ce qui était objet de vertige devient objet de contrôle. Les jeux universitaires peuvent ainsi se décrire comme des jeux du contrôle total sur un univers simulé. Cette dimension de simulation est présente et revendiquée comme telle dans Spacewar, où l’attraction de l’étoile s’exerce sur le modèle de la loi de Newton, où la position des étoiles du planétarium reproduit exactement celle des étoiles véritables dans le ciel du Massachusetts. Elle devient l’objet même du jeu dans les simulateurs à paramètres qui ne proposent rien d’autre que la manipulation d’un modèle numérique. Elle passe dans les jeux de déplacement et les jeux d’aventure sous la forme d’un univers réglé dont il s’agit d’effectuer l’exploration systématique.

69Le trait caractéristique des jeux universitaires tient de l’alliance entre cette dimension de simulation et l’exigence du contrôle. L’univers simulé s’offre comme un objet de maîtrise totale. Derrière la simulation, il y a toujours un optimum que le jeu conduit à découvrir. Cette alliance de la simulation et du contrôle nous renvoie de manière directe à l’usage effectif des machines informatiques. L’ordinateur fonctionne comme un instrument de contrôle sur des situations qui ont été épurées, réduites à des paramètres numériques ou à de l’information. Un jeu comme Football, par exemple, se trouve précédé sur les listes de Decuscope par un autre programme nommé Football qui compile les données disponibles sur les matchs effectués. Tout se passe donc comme si la base de données devenait ici l’objet même du jeu.

70Il existe une parenté évidente entre ce que proposent les jeux du genre «simulateurs à paramètres» et la représentation de l’ordinateur comme «machine à gouverner» qui domine les premières réceptions de l’informatique [27]. Non seulement la plupart des simulateurs à paramètres relèvent du genre du jeu de gestion, mais ils s’appuient, quel que soit le genre, sur la réduction d’un univers à des données opérables. C’est cette potentialité constitutive de l’ordinateur qui devient l’objet même du jeu. Les jeux de la tradition universitaire ne sont pas seulement des jeux où l’on joue avec l’ordinateur comme un simple instrument ou partenaire, ils sont des jeux où l’on joue de l’ordinateur, de sa capacité à opérer sur des univers d’information.

71Le jeu vient ici prolonger un rapport à la machine qui existe déjà et qui découle en ligne directe de la fonction sociale effective des calculateurs. De la même manière, au-delà de l’alliance de la simulation et du contrôle, le dernier trait saillant des jeux universitaires nous renvoie au rapport au code et aux pratiques de la programmation. Les jeux universitaires apparaissent en quelque sorte deux fois sous la condition de la programmation. Une première fois parce qu’ils en dépendent comme une condition matérielle sans laquelle ils ne sauraient exister, une deuxième fois dans la mesure où ils reconduisent un certain idéal de la relation immédiate à la machine qui émerge dans la pratique de la programmation à la console. Les jeux prolongent et intensifient une forme d’engagement intime et total avec la machine informatique qui appartient au style des hackers (Weizenbaum, 1976, p.116).

72Les jeux universitaires apparaissent ainsi marqués par le rapport au code. Ici encore, le cas de Spacewar est éclairant. La structure ludique de Spacewar reconduit exactement le principe du hack: il s’agit de détourner à son compte une loi physique, en l’occurrence l’attraction de l’étoile, pour produire un effet plus efficace, une trajectoire plus courte et plus élégante. Non seulement le jeu est le produit d’un hack, mais il suppose lui-même d’effectuer une pratique qui relève du hack. Cette relation transparaît dans le discours des concepteurs, lorsque Russell, par exemple, vante la difficulté du jeu qui fait qu’un débutant doit attendre plusieurs dizaines de parties avant de pouvoir rivaliser avec un joueur chevronné (Edwards, Graetz, 1962, p.4). La structure compétitive de Spacewar vient en quelque sorte se mouler sur la structure compétitive du mode de vie hacker[28]. Les valeurs propres à l’univers hors du jeu, celles des communautés de hackers, celles des laboratoires, informent en profondeur les expériences du jeu.

73Mais la relation au programme est peut-être encore plus transparente du côté des jeux d’aventure en mode texte. L’activité de l’utilisateur ressemble à l’activité du programmeur, puisque le jeu exige de lui qu’il rentre dans le bon ordre les bonnes commandes. Celles-ci sont certes en langage naturel plutôt qu’en langage de programmation, mais la moindre faute de syntaxe ou l’utilisation d’un terme en dehors du vocabulaire admis entraîne une erreur. Nous avons donc à faire à un mixte entre le langage naturel et le code. Mieux encore, cette séquence réglée que doit produire l’utilisateur n’a pas d’autre but que de défaire le programme. Il s’agit de venir à bout de ce programme qu’est le jeu en produisant une sorte de contre-programme [29]. De fait, nombre d’utilisateurs ont fini par aller voir derrière l’écran et chercher la solution du jeu dans son code. De Spacewar à Adventure, le programme est toujours disponible. Il est destiné à être consulté, amendé, modifié, étendu. La programmation et le jeu constituent deux activités dont les frontières sont poreuses. Une telle relation est en revanche impensable du côté de l’arcade où le jeu ne peut fonctionner que comme une boîte noire.

74L’objet premier de cet article était d’établir l’existence d’une importante tradition du jeu vidéo dans les institutions d’enseignement, au-delà du seul cas de Spacewar. Cette tradition se caractérise par des formes ludiques originales, qui ont été largement ignorées par l’historiographie existante. Ces formes possèdent une importance considérable pour l’histoire du médium, dans la mesure où elles ont été transposées et réinvesties sur les machines de bureau au tournant des années1970 et1980. Non seulement, il est aisé de retrouver dans nombre de jeux contemporains des éléments qui proviennent en droite ligne de cette première période du jeu universitaire, mais cette culture du jeu à l’université informe encore aujourd’hui des pans entiers de la pratique vidéoludique, qu’il s’agisse de la culture de la simulation, des mods ou de l’optimisation hardware, toutes ces pratiques qui supposent d’accéder à la machine et au logiciel, à rebours de la tendance à la clôture du code. Les jeux à l’université représentent ainsi un grand exemple d’un mode de production et de consommation des jeux vidéo en dehors du régime de la marchandise, adossé à une culture matérielle de l’échange, de la programmation et du hack.

75Les formes ludiques et le genre d’expériences privilégiées qu’elles suscitent sont informés en profondeur par leur contexte de production et de consommation. L’examen du catalogue des jeux universitaires permet ainsi de montrer comment s’y déploie un certain régime d’expérience, un rapport singulier à la machine qui nous renvoie à l’émergence de la Computer Science et aux pratiques des premières communautés de programmeurs. «Le désir a ses régimes», écrivait Christian Metz à propos du cinéma, «réglages qui ne sont pas faciles à mettre au point, qui doivent d’abord être longuement rodés […], réglages que l’évolution sociale a produits et qu’elle défera pour d’autres» (Metz, 1977, p.114). Cet article plaide pour une autre forme d’écriture de l’histoire des jeux vidéo qui ne s’intéresse pas simplement aux aventures industrielles, aux générations de machines ou même aux catalogues de jeux, mais à la liaison entre les modes de production, les formes ludiques, les lieux de la pratique et les affects singuliers qui se déploient dans la relation à l’ordinateur et à l’écran.

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